JAZZ
Le saxophoniste soprano, disciple de Thelonious Monk et Cecil
Taylor, est mort vendredi à Boston. (04/06/04)
Le free jazz perd le souffle Steve Lacy..
Par Serge LOUPIEN
lundi 07 juin 2004 (Liberation - 06:00)
«Je me sens parfois comme un vieux dinosaure», aimait-il à
souligner lorsqu'un quelconque interlocuteur s'émerveillait du rigorisme
de sa démarche créatrice au fil des années. Et d'ajouter
plus sérieusement : «Je suis un peu déçu par les
nouvelles générations de saxophonistes.
Alors que les choses ont énormément évolué dans
les années 60, grâce à John Coltrane, Pharoah Sanders ou
Albert Ayler, j'ai le sentiment que la relève tarde à s'affirmer.
Comme si les jeunes avaient peur de prendre des risques, préférant
se cantonner dans des registres nostalgiques plus protégés.
Ça m'attriste. Le saxophone est un instrument qui demande à être
traité de façon contemporaine. La découverte de Peter Brötzmann,
par exemple, a provoqué chez moi un choc d'ordre presque physique. Voilà
ce que je recherche de la part des autres musiciens. Une bonne gifle.»(publicité)
Sa première claque, c'est pourtant un colosse qui la lui a allongée
: Thelonious «Sphere» Monk, pianiste passablement atypique, que
lui fait écouter, en 1953, un autre agité des claviers, Cecil
Taylor, auprès duquel il va s'échiner pendant six longues années.
A l'époque, Steven Norman Lackritz, ancien photographe connu dans les
sphères jazzy new-yorkaises (il est né dans le coin le 23 juillet
1934) sous le pseudonyme de Steve Lacy, joue surtout du jazz traditionnel.
Dixieland précisément (Lacy préférera parler de society), en compagnie de quelques vétérans du genre tels Pee Wee Russell, Rex Stewart ou Dickie Wells. «J'ai même accompagné Willie "The Lion" Smith, s'enorgueillira-t-il, j'adorais cette musique, j'apprenais tout ce qui avait trait à elle. Je jouais de tout ce que je trouvais : soprano, clarinette, ténor, baryton, flûte. Jusqu'à ce que je me décide à me spécialiser au soprano, dont je suis tombé amoureux quand j'ai réalisé que personne ou presque n'en jouait.»
Et pour cause. Longtemps utilisé comme instrument d'appoint (comme la
flûte) par de nombreux ténors (jusqu'à ce que John Coltrane
lui redonne un peu de crédit), le soprano est en effet difficile à
maîtriser, notamment au niveau de la justesse. Au début des années
50, Steve Lacy va être ainsi le premier souffleur depuis Sidney Bechet
à se consacrer exclusivement à l'usage de ce membre un peu raide
de la famille nombreuse fondée par le facteur belge Adolphe Sax.
La «New Thing». En 1953, donc, Steve Lacy croise la route mal pavée
de Cecil Taylor, qui l'invite à se jeter résolument et sans trop
réfléchir, un peu comme on saute à l'élastique,
dans le maelström du free jazz. La New Thing comme on dit alors à
Greenwich Village. «Il m'a tout appris», reconnaîtra Lacy,
avançant même le terme de «gourou» pour mieux définir
son dépravateur libertaire, «Fats Navarro, Bud Powell, Charlie
Parker... Je ne connaissais même pas Stravinsky. Et le jour où
il m'a présenté Monk, je suis tombé illico amoureux de
la musique de celui-ci.»
L'influence de Monk va s'avérer considérable sur la nouvelle approche
musicale de Steve Lacy. Au point de le pousser à former, au début
des années 60, un quartette (dont fait également partie le tromboniste
Roswell Rudd, autre monkien notoire) qui n'interprète que des compositions
du pianiste. Un pianiste qui va bientôt l'inviter (en 1963) à se
produire au Philharmonic Hall de New York au sein de son propre tentet. «Il
avait l'habitude de lâcher des petites phrases qui étaient, pour
moi, autant de conseils extrêmement précieux. Du genre : "Ce
n'est pas parce que tu n'es pas batteur que tu ne dois pas savoir garder le
tempo", ou encore : "Ce que tu ne joues pas peut être plus important
que ce que tu joues." Mais ma préférée demeure : "Cesse
de jouer ces notes bizarres, c'est de la merde, tiens-t'en à la mélodie."»
Européen d'adoption. Elève brillant, Steve Lacy va superposer
les deux, jouant ainsi à la fois les «notes bizarres» et
la mélodie. Et surtout, après un court séjour argentin,
à partir de 1965 il va manifester un intérêt accru pour
l'Europe, jusqu'à s'installer tour à tour à Copenhague,
Rome, puis Paris : «Là j'ai trouvé Don Cherry, Jean-François
Jenny-Clark, Karl Berger, Aldo Romano, Oliver Johnson, Steve Potts, Bobby Few...
Et j'ai réalisé que les musiciens de jazz étaient mieux
compris, mieux considérés aussi, qu'aux Etats-Unis. Avec Irene,
nous avons alors décidé de rester ici. La France constituant pour
nous une sorte d'asile culturel.»
Dans la capitale, où son célèbre quintette (complété
par Irene Aebi, Kent Carter puis Jean-Jacques Avenel, Oliver Johnson et Steve
Potts) est de tous les rassemblements free, Steve Lacy multiplie les expériences
avec divers musiciens européens (Misha Mengelberg, Derek Bailey, Andrea
Centazzo...), japonais (Masahiko Togashi, Masahiko Sato...), indiens (Subroto
Roy Chowdury...) et même avec certains de ses compatriotes, exilés
tel le pianiste Mal Waldron, ou de passage comme Gil Evans et Ran Blake.
Il commence également à illustrer plusieurs chorégraphies, en particulier pour Shiro Daimon et Susan Buirge, à collaborer avec des peintres et des sculpteurs (Georges Braque, Alain Kirili, Mario Merz...) et invite volontiers le poète Brian Gysin à partager la scène avec lui. Au fil des ans, Steve Lacy va se frotter de plus en plus à des domaines extra-musicaux.
Il met ainsi en musique Herman Melville, Jack Kerouac, Robert Creeley, Gregory Corso, William Burroughs, Lao-Tseu et produit un spectacle, The Cry, basé sur des textes de Taslima Nasreen. «Car, assure-t-il, pour moi la musique n'a rien d'abstrait mais doit toujours se rapporter à quelqu'un ou à quelque chose.» A la demande du ministère de la Culture, qui l'a fait chevalier des Arts et des Lettres le 12 février 1989 (il deviendra commandeur en 2002), il va même composer une pièce, Prelude And Anthem, qui sera créée au festival de Franche-Comté dans le cadre des cérémonies du bicentenaire de la Révolution française.
Retour à Boston. En 1999 pourtant, il évoque pour la première
fois, dans les colonnes du New York Times, l'éventualité d'un
retour au bercail. «Il ne se passe plus grand-chose à Paris à
part le football», déclare-t-il à cette occasion, affirmant
en contrepartie: «A New York, il y a dix ans, on aurait dit que les géants
étaient morts et que les nains avaient pris le dessus. Désormais,
je suis plus optimiste.»
Trois ans plus tard, Steve Lacy s'envolait pour le prestigieux New England Conservatory
de Boston, où lui était enfin offert le poste d'enseignant que
ce géant du soprano méritait depuis deux décennies. C'est
là que la maladie l'a rattrapé et qu'il s'est éteint, victime
d'un cancer, vendredi, à l'âge de 69 ans. Trop tôt pour quelqu'un
qui, comme aimait le faire remarquer son ami Roswell Rudd, avait encore «tellement
de bonne musique à faire écouter et partager».